Les tubes de l’été
Avec la chaleur estivale, les niveaux d’eau ont beaucoup baissé au Parc du Marquenterre, dévoilant les étranges vestiges d’une vie aquatique insoupçonnée… Au poste 1, de mystérieux tubes calcaires ont fait leur apparition : disposés en massif compact, ils forment de véritables récifs accueillant, à l’occasion, les poussins de poules d’eau nés non loin de là, ou les oiseaux limicoles en halte migratoire. Mais qui sont les auteurs de ces formidables constructions ? Nous avons mené l’enquête, secondés par nos collègues du Gemel, le Groupe d’étude des milieux estuariens et littoraux, association située à Saint-Valery-sur-Somme, dont l’objectif est d’enrichir les connaissances de ces écosystèmes particuliers, tout en favorisant les échanges entre leurs usagers et la communauté scientifique.
Rappelons en préambule que le plan d’eau du poste 1 se distingue des autres étangs du Parc. En effet, une vanne nous permet d’y faire entrer la mer lors des forts coefficients de marée : il s’agit donc d’une lagune artificielle dont l’eau saumâtre favorise le développement d’une flore halophile (qui aime le sel), et d’une faune caractéristique de ce milieu de transition entre le monde marin et les habitats terrestres. Premier indice ! Et si ces tubes étaient l’œuvre d’une espèce d’origine maritime ?
Dans le mille ! Grâce au prélèvement d’un petit échantillon et quelques recherches en laboratoire, l’ingénieur architecte a fini par dévoiler son identité : il s’agit d’un annélide du genre Ficopomatus, un ver tubicole colonial fascinant, appartenant au même ordre que l’Hermelle, et capable comme elle de bâtir des structures biogéniques remarquables appelées “pseudo-récifs”.
Comment réalise-t-il un tel prodige ? Tout simplement à partir d’une sécrétion calcaire élaborée grâce à une glande située juste en-dessous de sa tête. C’est ainsi qu’il façonne patiemment ces petits cylindres blancs et bruns, d’un diamètre moyen de 1,4 millimètre, et longs de 2 à 10 centimètres, à l’ouverture élargie. Les collerettes évasées visibles à intervalles irréguliers correspondent aux anciennes extrémités de la construction.
Agglomérés en colonies, les tubes enchevêtrés se superposent les uns aux autres, pouvant atteindre, dans des conditions favorables, jusqu’à 7 mètres d’épaisseur, pour un ver mesurant à peine 20 millimètres. Dans certaines régions, on a comptabilisé près de 180 000 individus par mètre carré ! De mœurs grégaires, et supportant sans ciller de grandes variations de salinité, cet habitant opportuniste des bassins portuaires et des marais maritimes s’avère donc parfois franchement envahissant, et les “agglomérations” qu’il érige sans permis de construire peuvent modifier les écosystèmes littoraux à vitesse grand V(er).
Toutefois il n’aime pas le chahut des vagues, et préfère la tranquillité des eaux plutôt stagnantes, où il s’installe sur n’importe quel support : rocher, poteau, roseau, coque de bateau… ou de bivalve !
Mais quel intérêt à modeler de tels complexes buissonnants ? La protection, pardi ! Blottis confortablement dans leur écrin calcaire, les annélides au corps tout mou et vulnérable se forgent une armure contre les prédateurs. Ainsi revêtus, ils peuvent déployer tranquillement leur panache de branchies plumeuses afin de capturer, grâce à leurs longs cils, les organismes planctoniques en suspension dont ils se délectent. Et dès qu’ils flairent un danger, hop ! ils se rétractent dans leur “coquille”’, claquant la porte de leur demeure grâce à leur opercule en forme de figue.
Certes, ces sédentaires ne verront pas beaucoup de pays, mais en élisant domicile au Parc du Marquenterre, ils ont, à n’en pas douter, fait un tube !
Texte : Cécile Carbonnier / Illustrations : Philippe Carruette, Florent Stien (Gemel)