Une cane boxeuse
Le 30 avril dernier, une femelle de Canard colvert vaque à ses occupations avec ses 9 canetons de deux jours. La matinée est fraîche et les insectes sont encore rares à la surface de l’eau. Un caneton s’éloigne de la tribu, à la poursuite d’un moucheron récalcitrant. Le petit mouvement précité sur l’eau attire l’attention d’une Cigogne blanche en pêche dans l’eau. Voilà pour elle une occasion rare et soudaine d’une proie facile et inconsciente du danger ! Mais cela est sans compter sur l’intervention redoutablement efficace de la femelle colvert. Alors que la cigogne a de l’eau jusqu’à hauteur des pattes, elle lui fonce dessus plusieurs fois, en contact direct, jusqu’à lui “voler dans les plumes” de la poitrine !
Au point de vue, une visiteuse, Laëtitia Heimen, a pu faire une série de photos du déroulement de la scène montrant bien la lutte acharnée de la cane pour défendre ce caneton isolé. Le grand échassier s’est résolu à continuer à chercher sa pitance… sur les prairies. Cela n’a pas empêché, quelques instants plus tard, de voir passer la tribu colverts à proximité de cette même cigogne, mais celle-ci cette fois n’est guère venue s’y frotter !
La Cigogne blanche est carnivore, se nourrissant de toutes les proies qu’elle peut aisément attraper au sol ou dans l’eau. Les captures régulières de poussins (mouettes dans les colonies, foulques…) sont l’objet de très rares individus spécialisés qui orientent intensément leur prédation sur ce type de proie.
En 50 ans, deux individus mâles ont été décelés sur le Parc, ce comportement pouvant, pour les deux, être potentiellement expliqué. Pour l’un, il était le seul à nourrir sa nichée ; la femelle, bien qu’en parfaite santé, ne participait pas ou peu au nourrissage, profitant même de la nourriture régurgitée au poussin par le mâle. Quant au second, il était issu d’un centre hollandais de reproduction en captivité. Face à ce type d’hyper prédation individuelle très efficace et particulièrement maîtrisée et rodée, la cane n’aurait sûrement rien pu faire…
On peut retrouver de multiples exemples individuels de ce type de comportement chez potentiellement toutes les espèces capturant des proies, des plus petites jusqu’aux grands fauves : Foulque macroule habituellement largement herbivore attaquant des nids d’Avocette élégante pour manger les œufs ; Corneilles noires se regroupant pour prédater dans la héronnière de jeunes Hérons cendrés ; Chouette effraie orientant prioritairement sa prédation sur des chiroptères, ou même petits poissons dans une pisciculture… Et à chaque fois il y a une explication rationnelle : ainsi le mâle de Foulque avait une taille et une masse aberrantes (bagué puis relâché, il pesait 900 grammes !) et nichait sur un plan d’eau pauvre en herbiers ; les invertébrés étaient particulièrement rares cette année-là dans le cas des Corneilles noires… On se rappelle de l’histoire de ces deux lions à Tsavo au Kenya qui tuèrent au moins 35 ouvriers africains et indiens d’un chantier ferroviaire en 10 mois en 1898.
En aucun cas il ne faut donc généraliser à l’espèce ces comportements orientés liés à des individus, des circonstances exceptionnelles ou un handicap. La prédation reste une affaire d’opportunités et les proies ont imaginé bien des moyens d’y échapper. Ainsi, toutes les cigognes ne mangent pas systématiquement les canetons, comme tous les lions ne mangent pas des humains… même s’ils le peuvent !
Merci à Laëtitia Heimen pour son efficace “capture” en images et sa gentille proposition de partage de cette scène qui s’est déroulée sous nos yeux depuis le point de vue.
Texte : Philippe Carruette / Illustration : Laëtitia Heimen, Eric Penet, Alexander Hiley